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Premier feuillet : L’aube

 

 

 

 

 

Premier feuillet : L’aube

 

Les nuages s’étirent comme d’immenses nappes de soie en flammes, et les heures que je n’avais jamais comprises ou que je n’avais jamais connues autrement qu’au fond des taches d’encre de mes cahiers d’écolier studieux, je venais de les faire renaître au bout du stylet d’or qu’elle m’avait tendu comme pour me dire que le temps était venu.

Plus tard j’ai continué à écrire des pages où le sang bleuté de la race me faisait croire à des légendes de prince.  Pourtant, le soir palmé d’étoiles entre les tuiles rosées de Saint Marc et les pierres dorées de Saint Pierre s’était posé près d’elle comme si, proche de l’embrasure d’une  fenêtre, d’où elle me regardait écrire ces premiers mots, elle avait tiré sur ses épaules une écharpe de nuage et de ciel mauve.  Je n’aurais jamais accepté qu’elle donnât à ma vie une autre dimension que celle par laquelle je comptais mes pas, car devenu le métronome d’une musique purement intérieure, je ne pouvais plus la prévenir de mes sautes d’humeur.  Il me fallait déjà concevoir une œuvre dont elle aurait été la substance, mais je devais y faire paraître les heures pendant lesquelles je mentais à chaque seconde, pour cacher le vérité de mon cœur enfanté un matin où déjà trop de répétitions donnaient à croire à tous mes professeurs que je ne devrais jamais écrire rien d’autre que de mièvres futilités sans lien.

Je décidai donc de ne plus jamais rire sans la permission de mon âme, car je comprenais bien que ma vie s’était désormais multipliée dans le corps d’une femme dont personne ne connaissait exactement le nom mais dont moi seul, par le pouvoir magique des mots que je saisissais à pleines dents, gardais à l’intérieur de mon regard le limpide secret, parce que je ne doutais pas que sous chaque graine de neige pousse la flamme d’un printemps gonflé d’eau, de jonquilles et de ciel bleu aussi riche que cette pluie d’octobre qui m’avait ébloui alors que j’étais assis sur le bord d’un fil de laine comme sur le bord d’un abîme sans accent circonflexe.

Mon courage restait celui d’un homme qui ne pouvait plus lui parler de la vie autrement qu’en lui tendant une éponge de fleurs roses que j’avais cueillies dans un coin de la nuit suspendue entre les portes mal jointes de mes graves espiègleries.  Elle avait toutefois accepté que je donnasse à mes phrases des allures de cascades rebondissant sur des pierres massives et sculptées dont les couleurs me faisaient souvent prendre mes erreurs pour des bouts de papier trempés dans du gros sel parce que l’arc-en-ciel d’un billet doux avait depuis longtemps déchiré l’âme de ma mémoire.

Je m’étais lentement approché d’elle et je vivais dans un roman comme dans une romance car je voyais les objets autour de moi devenir des formes de questions dont je connaissais bien entendu la réponse, mais qui, brouillées par la nécessité du jeu, ne correspondaient déjà plus à la disposition et à l’ordre de mes jours.  Il me semblait cependant que, si je m’approchais un peu plus d’elle,  je pourrais admirer cette brillance surnaturelle de son regard d’émeraude qu’elle ne me laissait hélas voir que par surprise, comme si elle avait voulu répondre à mes sautes d’humeur par des écarts de couleurs entre les pierreries que je chérissais et le désir de les posséder, écarts dont la fréquence d’intervalle aurait correspondu à une couleur complémentaire propre à des mots isolés et parfois amèrement regrettés. 

J’avais eu autrefois raison d’attendre la naissance de cette passion dont je ne connaissais guère les dangers,  pour la cultiver au fond de gouffres dont le parallélisme avait engendré les premières images de mon miroir verbal.  J’entendais sourdre en moi des mélodies que j’avais composées par le seul besoin de faire des exercices.  Je les comparais à des notes de musique que j’aurai égrainées de peur que l’on sût les copier en déliant tous les fils qui cousent des mantilles de lunes aux lèvres des coquillages de toutes les mers du monde.  Elle devait bien sûr comprendre chaque phrase comme une lettre que je lui aurais écrite, le soir, avant d’aller éteindre la lumière qui au fond de la véranda venait régulièrement, comme la laitière de Vermeer, clore les rideaux de toute la maison et ceux surtout de ma chambre bleue dont je gardais jalousement la fraîcheur au cœur de mes lèvres pour y plonger la nuit venue ma mémoire de rêves.   

J’avais cependant peine à croire qu’elle resterait assise près de cette grande fenêtre ouverte sur les langes de l’horizon et je savais déjà qu’elle viendrait me voir perdre mes pas sur les marbres rouges des cours de Venise, car je pouvais désormais lui demander ne de jamais me quitter, puisque j’étais devenu fort en recherchant sa gloire, presque sans comprendre la signification exacte des cartes d’un jeu où l’or des heures reposait sous les couronnes des rois, et sous les fleurs de lauriers des valets rouges ou noirs que mes doigts tiraient les uns après les autres, poussés par des cris d’hirondelles que j’avais aperçu tenir le soir dans leur bec, avant que je ne tendisse mon cœur vers l’aube.

Elle devenait ainsi cette femme noble qu’aucune lumière n’avait éclaboussée, une femme diaprée dans une mousse de forêt bleue, une femme qu’une voix d’homme aurait fait naître d’un rai de soleil sous l’arche d’un balcon d’où était apparu un soir l’empereur vêtu d’un manteau de pourpre sertie de flammes, une femme qui avait souri à mes regards parce que par hasard j’avais écrit des mots que personne auparavant ne lui avait offerts et dont j’avais serré la chair entre mes dents en entendant la voix d’une princesse d’une autre dynastie.  Cette femme était-elle déjà la dixième question de ma vie ?  Je ne pouvais pas encore le croire mais elle fit découvrir à ses janissaires sous mes yeux ma passion, deux jours après qu’une servante étrangère fit apporter à son palais des galettes faites de miel et de lait de brebis.  J’appris plus tard de sa propre bouche le récit de son périple.

Partie depuis des mois, elle avait cheminé seule. Quelques paysans avaient assemblé quelques torches de chaume en lui promettant la lumière mais elle les avait tous attendris par des paroles de paix, sans attendre qu’ils s’éveillassent d’un lourd sommeil auquel elle faisait quelque fois allusion lorsqu’elle parlait de la vallée des Rois dont elle se disait être la messagère.  Elle avait parcouru des centaines de parasanges en prenant soin de traverser des greniers pour y cueillir des éléphants de soie, qu’elle repliait dans ses poches parce qu’elle savait que la route des montagnes pouvait rester coller à ses doigts comme la pâte fraîche des galettes qu’elle conservait avec beaucoup de soin dans son tablier noir.

Elle arriva ainsi un matin de décembre devant la porte du palais princier et demanda à rencontrer la princesse sans engagement précis parce qu’elle était certaine que la loi lui prescrirait des devoirs précis pour une telle demande.  On lui répondit qu’elle pouvait déposer ses friandises sur un plateau de vermeil bleu qu’on lui prêterait pour cet usage.  Elle préféra remercier l’émissaire qui lui avait fait part de cet étrange protocole et se mit en quête de rechercher une auberge dans la basse ville.  Elle ne voulait pas mettre en danger des lettres qu’elle avait écrites pendant son long voyage, lettres dont l’encre noire avait coulé sur ses mains amaigries par la prière.

Elle s’éloigna donc du bourg en direction du port, et s’installa pour vingt deux jours sous une verrière de verres de couleur qu’elle avait vue en rêve bien des années auparavant et qu’ aussitôt elle reconnut.  Des hommes en livrée lui apportaient de temps à autres des nouvelles d’un ami qu’elle semblait vénérer parce qu’il lui avait appris à cueillir les fruits des voix qu’elle entendait, comme certains dompteurs semblent comprendre les fauves qu’il dresse cruellement à coups de cravache.  Elle semblait méditer ou lire les pages d’un livre intérieur, ce qui lui donnait la grâce d’une statue antique.

Elle trouvait dans le calme de sa retraite la force nécessaire  pour porter ses secrets dont les cordes de soie rouge  dépassaient de son regard comme une traînée de suie.  Elle murmurait parfois des sortes de psaumes dans une langue étrangère pour laquelle personne ne semblait avoir un quelconque intérêt, car désuète, cette langue ne se transmettait plus.  Parfois pourtant au milieu d’un champ de coton, on pouvait encore en entendre des bribes comme des vestiges figés depuis des décennies.   Elle s’exprimait toutefois avec une telle élégance dans la langue commune qu’un soir, la princesse lui fit porter des gerbes de sable en signe de sa complaisance.  Elle passa ainsi plusieurs jours sans quitter des yeux ses précieuses lettres, buvant de riches boissons qu’elle faisait infuser dans du miel et du serpolet parce qu’elle cherchait surtout à adoucir sa parole par cette forme d’alchimie.  Elle polissait ses regards par des onguents dont elle usait avec précision, et bien que les murs qui entouraient sa retraite fussent tombés en ruine depuis longtemps, elle concentrait toute son attention sur des fenêtres qui ressemblaient bien plus à des trous béants qu’à des parties reconnaissable de l’architecture.  Enfin pour compléter son attente par des actes symboliques, elle aspergea le sol de sa demeure avec de la poudre de temps, dont la moindre des vertus permettait de changer les couleurs, le bleu devenant mauve et le rouge, violet.

Je ne pouvais pas savoir que cette servante connaissait les chemins qui mènent au château et qu’avec elle je pourrais suivre les renards gris que le ciel argenté avait dessinés au-dessus de mes épaules.  Je compris qu’elle quittait sa retraite lorsqu’un olivier se mit à fleurir.  Pour se présenter à la princesse, elle avait noué à ses nattes des étoiles vertes, mauves et turquoise, dont elle rehaussa l’éclat par le serpentin d’une claire rivière. Elle enveloppa ses yeux dans un duvet de plumes de paon, et laissant glisser de la peau de pèche sur ses mains, elle récita la légende des bergers de la haute vallée qui faisait mention d’une femme qui avait jadis taché le lobe de ses paupières avec des gouttes de sucre chaud.  Elle prit place dans l’attelage qui devait la conduire jusques aux portes du palais, avec la grâce des anciennes fileuses de lin, dont parfois les moines recherchent la compagnie pour apprendre l’art de la broderie. Lorsqu’elle arriva devant les majestueuses portes du palais, des gardes en habit de nuit lui prirent la main pour lui signifier l’honneur dont la princesse lui parût être la seule cause. On la guida à travers plusieurs salles d’apparat où d’immenses tapisseries représentant les différentes flammèches du temps flamboyaient sous la lumière de torches et de lustres de cristal.  Elle ne prêta aucune attention aux visages qui le long des salles la regardaient passer comme une curiosité dont la cour princière semblait s’amuser.  Comme elle ne correspondait pas du tout à la famille dont elle se disait être issue, elle redoublait de prudence et garda le silence de peur qu’un seul mouvement d’accent ne trahît ses origines et ne mît en danger les riches heures qu’elle portait dans son tablier noir.  Enfin elle parvint à la toute dernière galerie au bout de laquelle elle entrevit d’autres pièces que la princesse avait fait murer parce qu’elle en avait attribué l’architecture à un crétois qui avait eu l’audace d’employer le rouge et le noir dans le choix des marbres pour rappeler l’importance des éléments cosmogoniques.

Devant elle s’ouvrait une petite cour ombragée, au centre de laquelle une fontaine murmurait.  Le symbolisme flagrant de cette pièce de marbre d’où jaillissait l’eau  lui donna la force de poursuivre son chemin seule, car les gardes et les laquais qui l’avaient conduite et surveillée lui firent savoir qu’elle devait à partir de ce point avancer sans escorte pour respecter le protocole.  Refermant son regard dans une pièce de cuir rouge, elle s’inclina et rejoignit l’entrée de la dernière galerie.  Elle ne se retourna pas car elle comprenait bien qu’elle eût pu briser quelques uns des mots les plus précieux, qu’elle gardait dans sa main droite.  Elle s’inclina devant une stèle gravée en lettres d’or et disparut.

Sn s’avançant, elle aperçut enfin la lueur du trône, et elle remarqua aussitôt que par hasard ou par brutalité des êtres étranges s’étaient réunis comme pour les funérailles d’un de leurs communs amis.  Elle contempla la ruse et la douleur. Une orchidée en plâtre dont chaque parcelle de vernis reflétait la brièveté chère aux prophètes cachait des lettres oubliées entre les carreaux de gré rouge, classées comme les différentes notes d’un songe.  Il était bien entendu que chaque instant devait durer aussi longtemps qu’une étincelle d’eau jaillie de ces roues à aube attachées aux ailes des moulins.  Pour ne pas perdre le délice de ses sens en feu, elle contempla un immense miroir de cristal que traversait déjà un éclair de lumière de l’épaisseur d’un lys en fleur.

Enfin parût la princesse.  Des pommeaux de jade sur lesquels des orfèvres avaient gravé des légendes prirent la couleur verte des scarabées, laissant deviner des parfums de cèdre et de musc.  Les flammes qui léchaient le sol de marbre noir et blanc déplaçaient le temps dans un bocal de nuit que deux esclaves vêtues de soie et de laine hissaient devant elle.  La princesse portée par une armée de nains s’approcha.  La servante reconnut à son regard la puissance et surtout le pouvoir de lire dans les feux de Bengale les interminables textes cachés au cœur des vitraux dont elle utiliser la couleur pour l’encre de ses sceaux. Elle en avait banni le mauve, car elle avait lu tous les traités d’alchimie que la longue dynastie de sa famille lui avait confiés depuis la nuit des temps.  Tout en se rapprochant elle caressait ses ongles de porphyre comme de fines lamelles de souffre reposant sur le mât d’un navire grec.  Elle put faire fondre dans ses mains quelques mots dont la poussière vint se loger sur les branches des sycomores entourant la salle.  Elle glissa entre ses lèvres des fruits rares qui embaumaient tout le palais, et touchant de ses doigts couverts de perles et de saphirs l’écume d’une vague apparue soudainement sous son trône, elle fit jaillir du sol une gerbe d’or, que des éphèbes recueillirent dans des coupelles d’argent ciselé.   Plus elle avançait, plus son visage apparaissait.  Elle était belle, froide, pâle et sévère comme la déesse d’un culte inconnu.  Les représentations de sa majesté que se laissaient admirer dans tous les salles royales, la livraient souriante, comme si dans ces gravures de pierre, elle avait voulu donner l’impression de boire la lune comme un sirop.  Les margelles de puits étaient d’ailleurs toujours imbibées de sucre et de liqueur d’amande, pour que l’eau qui en sortait fût plus pure à boire. 

  

 

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